Text neck : ce que j’ai cru, relayé… et appris depuis

Il y a quelques années, j’ai moi-même relayé sur ce site l’idée selon laquelle l’usage prolongé du smartphone, tête penchée en avant, constituait un facteur de risque majeur de douleurs cervicales.

À l’époque, cela me semblait cohérent.
Le raisonnement était simple, visuel, intuitif.
Et surtout, largement partagé dans le monde de la santé.

Aujourd’hui, avec le recul clinique et à la lumière de la littérature scientifique récente, mon regard a changé.
Ce billet s’inscrit dans une démarche volontairement réflexive : rendre visible une évolution de position professionnelle, expliquer ce qui a changé dans ma compréhension, et interroger les effets cliniques — parfois inattendus — de certains discours biomécaniques.


Le text neck : une explication séduisante… mais réductrice

Le concept de text neck repose sur une modélisation biomécanique simplifiée : plus la tête est fléchie vers l’avant, plus les contraintes exercées sur la colonne cervicale augmenteraient.

Ces modèles ont souvent été accompagnés de chiffres impressionnants et d’infographies marquantes, largement reprises dans les médias, les réseaux sociaux et certains discours de prévention.

Le problème n’est pas tant le modèle en lui-même, mais ce qu’on lui a fait dire.

👉 Ces approches décrivent des forces mécaniques théoriques.
👉 Elles ne mesurent ni la douleur, ni les symptômes, ni l’expérience vécue des personnes.
👉 Elles ne permettent pas d’expliquer pourquoi certaines personnes passent des heures tête penchée sans douleur, tandis que d’autres souffrent avec des expositions bien moindres.

Autrement dit : elles parlent de mécanique, pas de clinique.


Ce que montre la littérature scientifique récente

Ces dernières années, plusieurs études observationnelles et revues de littérature se sont penchées spécifiquement sur le lien entre usage du smartphone, posture cervicale et douleurs du cou.

Leurs conclusions sont beaucoup plus nuancées que le discours populaire sur le text neck.

Les données disponibles montrent notamment que :

  • l’angle de flexion cervicale lors de l’utilisation du smartphone n’est pas associé de manière robuste à la présence, à la fréquence ou à l’intensité des douleurs cervicales ;
  • passer du temps avec le cou fléchi ne semble pas délétère en soi, notamment chez les jeunes adultes ;
  • les facteurs les plus régulièrement associés aux douleurs cervicales sont plutôt :
    • la qualité du sommeil,
    • le niveau d’activité physique,
    • les facteurs psychosociaux (stress, charge mentale, contexte de vie).

Plusieurs auteurs soulignent également que les critères de causalité de Hill ne sont pas remplis concernant un lien direct entre text neck et douleur cervicale.


Retour critique sur ma propre pratique

Si j’ai relayé ce discours à l’époque, ce n’est ni par négligence, ni par dogmatisme.

C’était une explication :

  • simple à transmettre,
  • visuellement parlante,
  • compatible avec une vision biomécanique dominante,
  • pédagogiquement efficace à court terme.

Avec le recul, je mesure mieux les effets cliniques potentiellement iatrogènes de ce type de message :

  • renforcement de la peur du mouvement,
  • hypervigilance corporelle,
  • focalisation excessive sur la posture,
  • réduction de la douleur à une cause unique et culpabilisante.

Ce décalage entre intention pédagogique et effets réels constitue pour moi un point d’apprentissage majeur.


Enjeux cliniques et éthiques

Cette réflexion dépasse largement la question du cou et du smartphone.

Elle interroge plus largement :

  • notre rapport aux explications simples en santé,
  • la place des récits biomécaniques dans la prise en charge de la douleur,
  • la responsabilité des soignant·e·s dans la construction des croyances liées au corps.

Changer de position professionnelle n’est pas une faiblesse.
C’est une exigence éthique, dès lors que les données scientifiques évoluent et que l’expérience clinique invite à reconsidérer certains discours.


Ce que je dis aujourd’hui aux patient·e·s

Aujourd’hui, mon discours est volontairement plus nuancé, mais aussi plus solide :

  • le cou humain est robuste et adaptable ;
  • la flexion cervicale n’est pas dangereuse en soi ;
  • il n’existe pas de « bonne posture » universelle ;
  • la variabilité, le mouvement et le contexte de vie comptent davantage que l’angle exact de la tête ;
  • la douleur mérite mieux qu’un coupable unique.

L’objectif n’est pas de nier les symptômes, mais de sortir d’un récit alarmiste qui peut, paradoxalement, entretenir la souffrance.


Ce que j’en retiens pour la suite

Ce travail de relecture critique nourrit directement plusieurs de mes projets actuels :

  • en formation, comme exemple emblématique de nocebo postural et de simplification excessive ;
  • en pratique clinique, pour ajuster mes explications et éviter d’alimenter des peurs inutiles ;
  • dans mes travaux éditoriaux, autour de la place des récits explicatifs en santé.

Il me rappelle surtout une chose essentielle :
👉 expliquer, en santé, n’est jamais neutre.


Questions ouvertes

  • Comment transmettre sans simplifier à l’excès ?
  • Comment corriger publiquement un discours sans perdre la confiance ?
  • Quelle place donner à l’incertitude dans l’éducation thérapeutique ?

Ces questions restent ouvertes. Et c’est sans doute une bonne chose.

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